LA FIN DES TEMPS MODERNES

LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

samedi 9 décembre 2023

25 jumâdâ 1 - 1445 / 9 déc. 2023 – Burûj / Corresp. R. Guénon / Hommage D. Giraud -

 

 

 


 

AL-BURÛJ

 

 

Selon les Fuçus al-Hikam, le façç du dixième jour de chaque mois revient à Hûd, dans la Sagesse de l’« Unité » du falak al-manâzil (les 28 Demeures déterminantes), régit par le Nom al-muqaddîr, « Celui qui détermine ». Mais le façç précédant attribué à Yûsuf correspond à la Demeure du neuvième jour, dans la Sagesse lumineuse de la sphère du falak al-burûj. Cette Sphère est celle de la Détermination de la mesure (1) ; cette détermination implique l’indépendance de « ce qui conditionne » ce qui explique que al-ghanî est le Nom correspondant à ce Ciel.

À chaque Signe (burj) réside un Archange possédant les clés de ses trésors (2). Falak al-burûj est le lieu de manifestation sensible à la périphérie du Trône (al-‘arsh) comme le Ciel des fixes (falak al-kawakib) l’est à l’égard du Piedestal (al-kursî) et à propos de la Sphère des Tours zodiacales, le shaykh al-akbar nous enseigne (ch. 198 des Futûhât, section 19) :

«  Le Nom ‟L’Indépendant” (al-ghanî) a disposé cette Sphère, vide de toute trace et ne contenant aucune étoile, identique dans ses parties, et de forme circulaire. C’est à l’intérieur d’al-Kursî (le Piédestal divin) que s’effectue son mouvement dont on ne connait ni début ni fin, contrairement aux Sphères célestes qui lui sont inférieures ; elle est dépourvue d’extrémité. C’est par son existence que surviennent les jours, les mois, les années. Cependant, ces divisions temporelles sont déterminées dans cette Sphère seulement après qu’Allâh ait manifesté (khalaqa) à l’intérieur les signes (’âlamât) qui les distinguent. Cette Sphère ne détermine proprement de ces divisions temporelles qu’un jour unique, c’est-à-dire qu’une seule révolution déterminée à partir du haut par le pied  (qadam) d’al-kursî (3) ».

 

 

 

 

NOTES

 

 

(1) Il semble que c’est dans ce sens que l’on  doit comprendre la sourate al-burj

(2) Cf. Abdel-Baqî Meftah : les Clés Ontologiques et Coraniques du livre des fuçûç al-hikam d’Ibn ‘Arabî ; Editions Arma artis, 2011.

(3) Ibid. p. 144.

(4) Ibid. p. 145.

 

 

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DEUX LETTRES DE RENÉ GUÉNON

 

 

 Sur la question du Khalifat et du Khalife :

(Correspondance M. Clavelle, extrait.)

 

 


Le Caire, 7 septembre 1933

 

 

Pour l’article sur le Khalifat, je vois bien de quoi il s’agit : c’est un mauvais tour que la France veut jouer à l’Angleterre, laquelle voudrait, elle aussi, et depuis longtemps déjà, avoir un Khalife « de façade » qui ne serait qu’un instrument entre ses mains ; et je m’explique maintenant le voyage d’un certain personnage marocain qui nous avait un peu intrigué il y a quelques mois… En fait, l’une des deux solutions ne vaudrait guère mieux que l’autre étant donné surtout ce qui se passe actuellement en Afrique du Nord (sans parler de la Syrie) ; jamais encore les Français ne s’étaient comportés de pareille façon jusqu’ici ; c’est sans doute l’effet des belles promesses faites pendant la guerre. Quoi qu’il en soit, il est plutôt maladroit de confier le « lancement » de cette idée à des gens aussi grossièrement ignorants que l’auteur de l’article en question. « Puissance sacerdotale », « Souveraineté pontificale », etc… autant d’âneries que de mots… Il est d’ailleurs tout à fait faux que la présence d’un Khalife soit nécessaire au maintien de l’orthodoxie, et il ne l’est pas moins que le Khalife doive remplir telle ou telle condition définie, on préférerait en général qu’il soit d’origine arabe, mais cela même n’est nullement nécessaire, et en fait n’importe qui peut être désigné. Lors du congrès de Jérusalem, certains pensaient mettre en avant la candidature de quelqu’un que je connais très bien, et qui ne remplit aucune des prétendues conditions ; c’est seulement un homme énergique et très instruit des choses de l’Islam, et c’est là l’essentiel ; mais sans connaître l’actuel sultan du Maroc, je crois qu’il y a bien des chances pour qu’il ne possède ni l’une ni l’autre de ces deux qualités. D’autre part, il y a trois modes possibles de désignation d’un Khalife, tout aussi réguliers l’un que l’autre, et qui correspondent proprement aux trois titres respectifs de « Khalifat », d’« Imâm » et d’« Amûrul-Muminîn » ; vous voyez que c’est assez complexe et que personne en Europe n’y connais quoi que ce soit. – Quant à Mustafa Kémal, je comprends bien pourquoi il entrerait dans la combinaison, et vous pourrez être sûr que ses raisons n’ont rien de « spirituel », mais comment lui et ses partisans pourraient-ils bien continuer à se prétendre, je ne dis pas « sunnites », mais simplement « orthodoxes », quand ils se servent, dans les mosquées, d’une traduction du Qoran, ce qui est tout ce qu’il y a de plus rigoureusement interdit. Du reste, des gens qui ont fait du port d’une casquette le symbole de la « civilisation » sont jugés par là même, je ne veux pas dire qu’il y ait là une question de principe (c’est bien moins important qu’ils ne le croient eux-mêmes), mais je prends cela comme un « signe » qui donne assez exactement la mesure de leur « horizon intellectuel ». 

René Guénon 

 

Une autre lettre (de la correspondance avec Vasile Lovinescu) dont on ne publie généralement que des extraits. En raison d’une certaine actualité, la voici dans son intégralité :

 

Le Caire, 10 novembre 1936.

  

Cher Monsieur, 

Voilà longtemps en effet que je n’avais eu de vos nouvelles, mais je pensais bien que vous n’étiez sans doute pas encore rentré à Bucarest. – Quant à M. Avramesco, il m’a expliqué en effet le changement de ses intentions, mais il y a longtemps aussi que je n’ai rien reçu de lui.

Au sujet de la communication de Zaharoff, j’ai cherché de plusieurs côtés à avoir un renseignement sur le « grand événement astronomique » dont il parlait, mais personne n’a pu découvrir rien de réellement important dans cet ordre ; je ne sais donc toujours pas ce qu’il faut penser de cela… – À propos de Zaharoff, vous avez peut-être vu qu’on avait fait courir récemment le bruit qu’il était mourant et même mort ; ce n’est d’ailleurs pas la première fois, et tout cela a été ensuite démenti par T. S. F.

Pour ce qui est des histoires de la Grande Pyramide, vous verrez dans les « Études Traditionnelles » » de ce mois-ci mon compte rendu du livre en question ; il paraît que celui-ci a un succès incroyable et se vend par milliers d’exemplaires, grâce d’ailleurs à une propagande savamment organisée pour n’être pas encore bien suspecte… Quand vous aurez lu cela tout d’abord, vous me direz s’il y a à ce sujet des questions sur lesquelles vous voudriez avoir plus spécialement des éclaircissements. – Il continue à sortir de tous les côtés des prédictions de l’entrée dans une « ère nouvelle » pour cette fin d’année ; ce devrait être la « fin de la grande tribulation », et, avec la tournure des événements actuels, on ne s’en aperçoit vraiment guère jusqu’ici… Quoi qu’il en soit, mon impression est bien qu’on veut faire arriver « quelque chose » en entretenant toutes ces suggestions, qui ne prennent malheureusement que trop bien sur la mentalité de notre époque…

On dit ici que Gog et Magog sont des peuples qui vivent sous terre, et qui en sortiront peu avant la  « fin des temps » ; chose assez curieuse, on les regarde tantôt comme des nains et tantôt comme des géants, et ce n’est pas le seul cas où ces deux idées qui semblent opposées se trouvent en quelque sorte confondues…

On parle toujours de 7 Pôles secondaires, bien que, naturellement, leur correspondance ait changé suivant les périodes. Le « Roy du Ciel » peut avoir été l’un d’eux, car il est bien entendu que les désignations qui conviennent en premier lieu au Pôle suprême peuvent s’appliquer aussi à ses représentants par rapport à telle ou telle forme traditionnelle. – Le Mazdéisme véritable n’existe plus guère que du côté du Turkestan ; il n’a aucune relation avec les Parsis de l’Inde, qui n’ont conservé que quelques fragments de leur tradition (c’est tout ce qu’on en connaît en Europe), et qui sont généralement très ignorants et très « modernisés » . Il paraît aussi qu’il y a encore des Mazdéens en Perse même, dans certaines parties peu accessibles de la province de Mazanderan ; je tiens la chose du fils d’un ancien gouverneur de cette province, qui avait d’ailleurs été fort étonné lui-même quand il avait fait cette découverte.

Napoléon avait été initié à Malte (en 1798 si je ne me trompe) à la Maçonnerie et peut-être aussi à quelque chose d’autre ; quand il vint ici, il adhéra à l’Islam et prit le nom d’Ali, fait qui semble assez peu connu. Les Loges militaires qui existaient dans la plupart de ses régiments semblent bien, en Allemagne surtout, avoir joué dans ses conquêtes un rôle peut-être plus grand que celui des batailles elles-mêmes ; la reddition des villes se traitait bien souvent entre ces Loges militaires et les Loges locales. – Son rôle aurait dû être de réaliser une sorte d’unification, ayant même un lien avec l’Orient (par l’Égypte si la chose avait réussi de ce côté). Il est difficile de dire exactement quand sa « déviation » a commencé, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle est devenue définitive lors de son divorce et de son second mariage [*].

Le rôle d’Henri IV peut s’expliquer très bien par l’éducation protestante qu’il avait reçue. Quant à Richelieu, qui acheva la destruction de la féodalité, il est vraisemblable qu’il a été un instrument de quelque chose qui pourrait bien tenir à la contre-initiation ; je pense au rôle joué auprès de lui par le personnage qu’on surnomme l’« Éminence grise », et qui semble n’avoir jamais été bien éclairci… – À propos des Bourbons, savez-vous que les Médicis étaient d’origine juive ? Ils descendaient, comme le nom l’indique d’ailleurs, d’une famille de médecins juifs établis à Florence.

Ce que vous avez recueilli au sujet du Mont Kaliman est vraiment bien curieux encore ; mais que veux dire le nom de « Nedeïa » ? – L’histoire de l’« Oie d’or » est particulièrement significative en effet ; cela me rappelle d’autres histoire à propos de « trésors souterrains » : j’ai entendu parler de « sièges d’or » cachés dans des grottes, tant en France que dans l’Afrique du Nord ; en Provence, il y a aussi une histoire de « chèvre d’or », et le symbolisme de la chèvre, dans cette connexion, paraît avoir une assez grande importance ; mais, pour ce qui est de l’oie, votre interprétation me semble tout à fait juste. – Les autres choses concernant ces bandits, cette herbe, etc., sont bien étranges aussi ; et ce qui est le plus étonnant, c’est que tout cela se soit maintenu jusqu’à une époque si récente. Maintenant, la question qui se pose devant tout cela est surtout celle-ci : y a-t-il encore actuellement quelqu’un qui conserve consciemment le dépôt de la tradition dacique ? Il semble bien que ce serait là la condition essentielle de la possibilité du « renouveau » que vous envisagez…

Pour ce qui est de votre autre question, je pense que les avantages de la contemplation supportée par des moyens tels que le dhikr sont bien en effet ceux que vous dites, et que par conséquent il convient d’en profiter ; la contemplation pure et simple peut sembler quelque chose de plus direct, mais en fait, quant aux résultats à en obtenir, c’est plutôt le contraire qui peut avoir lieu dans bien des cas. – Il ne faut sans doute rien généraliser, car les mêmes moyens ne conviennent pas également à tout le monde ; mais, presque toujours, il faut observer tout au moins une certaine « gradation » et procéder en quelque sorte par étapes. C’est pourquoi je me demande si une contemplation directe de Parama-Shiva, comme vous le dites, tout en étant possible en principe, peut être bien « praticable » ; quant au réveil de la Shakti, il va de soi que ce n’est qu’une méthode parmi les autres, et sans doute une des plus dangereuses… Mais il n’y a pas que cela qui soit « tantrique » ; ce terme a en réalité un sens beaucoup plus étendu qu’on ne le pense habituellement, et aussi, il faut le dire, moins nettement délimité.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.

 

René Guénon

 

[*] « En Europe un cas de sacre certainement nul, mais pour des raisons tout à fait différentes, est celui de Napoléon : il prit la couronne des mains du Pape et se la posa lui-même sur la tête empêchant ainsi l’accomplissement du rite. »

(Correspondance Guénon - AKC)

 


 


 

 

 

 

HOMMAGE


En 2011, Daniel Giraud fait paraitre une nouvelle traduction du Tao Te King (Lao Tseu, Tao Te King, Le livre de la Voie et de la Conduite, Paris, L’Harmattan). Il reconnaissait dans la présentation de l’ouvrage que la langue chinoise est intraduisible : « De siècle en siècle, de décennies en décennies, on peut inlassablement traduire et retraduire sans être satisfait. Aucune traduction ne peut être certaine et définitive ». Dans une précédente tentative de traduction du I Ching et du Tao Te Ching (Paris, Le Courrier du Livre, 1987), il avait réuni I King et Lao-Tseu afin de faire apparaitre l’identité de deux expressions d’une seule et même Sagesse. En 2003, il publie aux éditons Bartillat une traduction du Yi King comprenant le texte et son interprétation, en précisant dans son introduction que le sens variant sans cesse suivant le contexte, sa préoccupation était de rester le plus fidèle possible au « texte original sans prendre les mêmes libertés que les universitaires expéditifs qui, jadis avaient tendance à paraphraser et qui, actuellement réduisent ». Auparavant, en 1989, il fait paraitre chez Albin Michel une hagiographie du sage Li Po, Ivre de Tao. Plus tard, en 2012, Hi K’ang, Un Sage taoïste dans une forêt de bambou, aux éditions Acacias ; en 2012, Agir sans agir, Ed. Almora et, même année, même éditeur, Tao et anarchie, ouvrage qui appelle selon nous quelques réserves *.

 Pour plus de précision sur l’auteur en tant que traducteur des textes chinois, on peut se rapporter à l’article de René Luong « Autour de Lao Zi », publié en 2012 dans le numéro 128 de La Revue Tradition. Dans ce même numéro est paru le seul compte-rendu que nous avons rédigé sur la vaste production de Daniel Giraud. Nous le reproduisons ci-dessous.


 

LA VOIE DE MONFROID - Fils de la Montagne Froide ; présentation et traduction de Daniel Giraud, Éditions Révolution Intérieure.


          « Lorsque Hong Jen voulu choisir son successeur, il demanda a ses disciples d'écrire un poème sur la réalité ultime. Les moines préférèrent que leur supérieur, l'érudit Chen Sieou, s'en charge. Ce qu'il fit en écrivant sur le mur de la salle de méditation :

“Le corps est l'arbre d'illumination

le cœur est comme le trône d'un clair miroir

appliquez-vous à bien l'essuyer constamment

sans permettre que la poussière y adhère. 

Le lendemain le cinquième patriarche félicita le moine supérieur, mais en aparté, il lui fit remarqué qu'il n'avait pas réalisé l'éveil. Le jour suivant l'analphabète Houei Neng entendit parler de cette histoire et demanda à un moine sachant écrire d'inscrire le poème suivant :

“pas d'arbres à la racine de l'illumination

ni de trône au miroir du cœur

dès l'origine il n'y a rien du tout

où donc la poussière adhèrerait-elle?”».

          Telle est l'histoire du sixième Patriarche Houen Neng que Daniel Giraud nous remet en mémoire dans sa « Brève histoire du T’chan » insérée en présentation de son dernier ouvrage, La Voie de Monfroid. Nous savons depuis longtemps que ce voyageur, poète et « astrologue » entretient une affinité particulière avec les maîtres de la tradition chinoise dans leurs enseignements non-duels, c'est à dire à travers l'« aspect sans aspect ». Son ouvrage sur Li Po - (Albin Michel), sage déroutant pour ceux qui cherchent compensations et consolations dans la spiritualité, a été suivi de nombreux poèmes et de traductions tout à fait inconfortables pour l'esprit littéraire et les mentalités conformistes.

          Ce dernier livre en forme de plaquette vient confirmer les intentions lapidaires de ce « Détonnant voyageur » pour qui la Chine actuelle qu’il a traversé jadis a nettement intensifié sa relation avec Tchuang-Tseu, Houeng Neng et tous les grands maîtres du Tch’an. L’ouvrage est décapant et donne l'occasion à son lecteur d’approcher la nature du « laisser-faire ». La forme brute propre à l'expression sans détour de son auteur n'est pas le moindre de ses mérites. Cependant, cette approche livresque peut être trompeuse pour un occidental éduqué par les institutions du monde moderne. Hors des conditions formelles propres aux doctrines extrêmes orientales, le « sans forme » peut facilement se revêtir de toutes les fausses apparences propres à une illusion psychique.

M. R.

 

* En 1931, André Préau a rédigé un article pour Le Voile d’Isis dans lequel il analyse d’un point de vue traditionnel et métaphysique les interprétations de C. G. Jung sur le taoïsme à propos de La Fleur d’Or. Depuis, l’influence de ce psychanalyste s’est répandue avec les courants mêlés du new-âge et du « développement personnel ». La vitalité de ce néo-spiritualisme reposant sur l’illusion que la non-dualité  puisse s’accorder avec le rejet de toute forme traditionnelle et de toute observance rituelle s’est parfaitement accommodée de  l’éduction anti-traditionnelle imposée par les protagonistes de la contre culture américaine. Le caractère dissolvant de ce mouvement nébuleux aux conceptions subversives et anarchisantes, en s’opposant aux sociétés consuméristes sans plus de discrimination, a contribué à reconduire les justifications grossières et parodiques de Jung à l’égard de l’inutilité des rites, des dogmes religieux et de la « discipline » inhérente aux voies ésotériques.

   

 



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mardi 10 octobre 2023

26 rabî al-awwal 1445 / 10 oct. 2023 – Hikam ‘atâ’iyyah (extraits) – « Fonction » ou rôle... –

 


 


 

 

 

Ibn ‘atâ’allâh

 

HIKAM AL-‘ATÂ’IYYAH

 

 

 

 


 « Lorsque deux choses (amrân) provoquent en toi de l’hésitation, envisage alors celle qui est la plus pesante pour ton égo (al-nafs) et suis-là car il n’y a alors plus aucune ambigüité pour toi hormis ce qui est juste (haqân). »

 

Les commentaires attribuent ces « deux choses » aux actes (obligatoires ou surérogatoires) prescrits par la shari’ah car les penchants de l’individualité choisissent par ignorance les actes les plus « faciles » et fuient ceux qui comportent des « devoirs » (ou des charges). La Sagesse recommande de fuir ce que l’ego préfère et considère comme meilleur et d'aller vers ce qui est « pesant » pour lui et susceptible de le ramener à sa place (1)

 



« Qui veut se justifier comme étant humble est en vérité orgueilleux car il n’est pas d’humilité (affirmée) sans la volonté de se magnifier (raf‘a) et ainsi, chaque fois que tu affirmes l’humilité de ton individualité, c’est (une manifestation) de l’orgueil. »



 

Modeste (1555), du lat. modestus, « modéré », d’où « réservé, pudique », dérivé de modus, mesure, modération.

Humble (1080), du lat. humilis ; humilité, du latin chrétien humilitas, ce qui est bas (près de la terre), obscur, faible.

Avec ces définitions étymologiques, la distinction de ces deux termes apparait clairement. Dans la mystique chrétienne, l’humilité conservait son sens mais l’usage l’a déformé avec la naissance des idéologies. Aujourd’hui, lorsque l’humilité est revendiquée, on peut être certain que cela dissimule de l’orgueil, ce qui a fait dire à Guénon que l’humilité et l’orgueil sont les deux aspects, en apparence opposé, d’une seule et même chose. D’une façon plus générale, toute qualité revendiquée pour son propre bénéfice signale la présence de la vanité (2).

 



« Le meilleur que tu demandes (tatlubuhu) de Lui (Allâh) est ce que Lui demande de toi. »

 

D’un point de vue purement spirituel, la conscience de cette intention préside à la plus haute des demandes (âd‘iyah) impliquant un « retournement », c’est-à-dire une transformation au sens propre, de la du‘â’.

 

 

  

NOTES

 

(1) La même Sagesse se retrouve dans le Dharma tibétain où il est recommandé,  lorsque que deux voies se présentent à un disciple, de choisir la plus difficile. La « juste place » de l'égo dans la réalisation spirituelle consiste à le considérer comme rigoureusement nul.

(2) La majorité des traducteurs des textes du taçawwuf traduisent par « humilité » les termes arabes désignant la volonté d’effacement et l’effacement de la nafs. Cependant ici, c’est bien le terme « humble » qui convient en raison de ses acceptions ambigües.

 



 


 

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L’usage du terme « Fonction » accolé au nom de René Guénon ne souligne pas la définition de sa personne ni la qualité spirituelle de son œuvre parce que cette attribution ne correspond à rien. Le point de vue et l’intention profonde de l’œuvre de Guénon n’a aucun rapport défini avec le statut d’une fonction si noble soit-elle. L’abus de cette expression de la part de certaines personnes, m’avait incité à publier un message en 2010. Mais depuis l’arrivée des réseaux sociaux et leur nivellement qualitatif, la mention de cette fameuse fonction étant reprise sans discernement, je la remets ici avec quelques modifications.

(Fonction - 1539 -, du lat. fonctio, accomplissement, de fungi, « s’acquitter de », au sens juridique de « service public ».)

 

Au sens le plus élevé, l’idée de « fonction » est utilisé par Guénon dans le cadre précis des organisations initiatiques relativement à la hiérarchie des degrés spirituels que les initiés doivent parcourir sous la responsabilité de leurs représentants (murshîd et moqaddem pour ce qui concerne l’Islâm) possédant précisément diverses fonctions précises. Il  rappelait qu’

« une organisation initiatique comporte non seulement une hiérarchie de degrés, mais aussi une hiérarchie de fonctions, [et ce] sont là deux choses tout à fait distinctes, qu’il faut avoir bien soin de ne jamais confondre, car la fonction dont quelqu’un peut être investi, à quelque niveau que ce soit, ne lui confère pas un nouveau degré et ne modifie en rien celui qu’il possède déjà. La fonction n’a, pour ainsi dire, qu’un caractère « accidentel » par rapport au degré : l’exercice d’une fonction déterminée peut exiger la possession de tel ou tel degré, mais il n’est jamais attaché nécessairement à ce degré, si élevé d’ailleurs que celui-ci puisse être ; et, de plus, la fonction peut n’être que temporaire, elle peut prendre fin pour des raisons multiples, tandis que le degré constitue toujours une acquisition permanente, obtenue une fois pour toutes, et qui ne saurait jamais se perdre en aucune façon, et cela qu’il s’agisse d’initiation effective ou même simplement d’initiation virtuelle. »*

 Il reste qu’à propos de Guénon, nous devons cette invention de fonction à F. Schuon qui entendait bien affirmer la sienne, bien réelle pour le coup puisqu’il était censé représenter la tariqah Alawiyyah en Suisse et en France, mais au détriment de l’autorité spirituelle de Guénon qu’il ressentait comme faisant de l’ombre à ses prétentions et qu’il assimilait à une « fonction » limitée à un enseignement théorique qu’il entendait minimiser face à la qualité (supérieure ?) de sa « fonction d’instructeur spirituel ». Seulement, Guénon revendiquait ouvertement ne pas vouloir de disciple et n’exercer par conséquent aucune irshâd, en clair de n’accepter la charge d’aucune fonction, ce qu’il précisa immédiatement, lorsque cette obsession de fonction de la part de Schuon lui revint par la correspondance qu’il entretenait avec Caudron.

« (…) Je suis habitué à entendre des racontars à mon sujet, mais je me demande quelles “fonctions” pourraient bien m’être retirées par qui que ce soit, puisque je n’en ai jamais accepté nulle part ».

Dans son désir d’être shaykh avant même d’être un simple murid dont il n’a laissé aucune trace, et allant jusqu’à passer au-dessus de la fonction de moqaddem qu’il était censé être, le « shaykh ‘Aissa-Schuon » dans cette histoire, a surtout montré sa connaissance lacunaire de la réalisation initiatique et de ses degrés.  

 « Dès lors que c’est de ‟connaissance” qu’il s’agit proprement en toute initiation, il est bien évident que [sous le rapport de la suprématie de la connaissance sur toute fonction], le fait d’être investi d’une fonction n’importe en rien, même en ce qui concerne la simple connaissance théorique, et à plus forte raison en ce qui concerne la connaissance effective ; [une fonction] peut donner, par exemple, la faculté de transmettre l’initiation à d’autres, ou encore celle de diriger certains travaux, mais non pas celle d’accéder soi-même à un état plus élevé ».

          Et Guénon ajoutait

« qu’il ne saurait y avoir aucun degré ou état spirituel qui soit supérieur à celui de l’‟adepte”** ; que ceux qui y sont parvenus exercent par surcroît certaines fonctions, d’enseignement ou autres, ou qu’ils n’en exercent aucune, cela ne fait absolument aucune différence sous ce rapport ; et ce qui est vrai à cet égard pour le degré suprême l’est également, à tous les échelons de la hiérarchie, pour chacun des degrés inférieurs ».

Même en utilisant ce terme avec une acception profane, son effet ne serait pas satisfaisant. Guénon fut bien, dés 1910, co-directeur de la revue La Gnose qui cessa de paraître en 1912, et aussi professeur de philosophie au collège de St Germain en Laye. C’est selon toute vraisemblance les deux seules fonctions qu’il n’eut jamais. La revue Les Etudes Traditionnelles, à laquelle il destina la majorité de ses articles, fut bien inspirée dans son orientation par Guénon lui-même, mais sans qu’il y exerça une fonction précise en dehors de celle d’y écrire ses articles ainsi que de publier ses ouvrages chez divers éditeurs. Par conséquent, sur la simple déclaration contenue dans cette lettre à Caudron, il est permis de modérer l’importance donnée à cette idée de fonction en mode superlatif. Nous nous y autorisons d’autant plus volontiers que cette façon de présenter la personnalité du Sheykh ‘Abdul-Wâhid Yahyâ ne correspond guère à ce qu’il disait de lui-même ; n’a-t-il pas écrit :

« N’exagérez pas mon importance. Car, au fond, mes travaux ne sont qu’une “occasion” d’éveiller certaines possibilités de compréhension que rien ne pouvait donner à ceux qui en sont dépourvus (…) ».

       On pourrait se méprendre sur la simplicité de cette déclaration. De la part de Guénon, l’idée exprimée est dénuée d’humilité autant que sa personnalité fut toujours étrangère aux manifestations de l’orgueil. Ce qui est dit là, va au-delà des limites d’une fonction définie par la norme traditionnelle, car au fond, on peut considérer que toute personne d’une façon ou d’une autre a une fonction aussi modeste soit-elle, et il est évident qu’à cet égard, s’il fallait envisager une fonction, celle de Guénon par son œuvre publique et sa correspondance, apparaîtrait alors comme éminente. Pourtant lorsqu’il évoquait sa qualité d’écrivain traditionnel dans ce monde, il utilisait plutôt le terme de « rôle », qui s’accorde mieux à l’absence de toute juridiction et de toute hiérarchie. Cette idée de fonction, en tentant de statufier artificiellement la personne de Guénon, est plutôt susceptible par son abus, de conditionner l’accès à son œuvre. Enfin, l’usage de cette attribution laisse suspecter le désir cachée d’assoir sa propre autorité en s’assimilant implicitement à son héritage intellectuel. C’est d’ailleurs par là que, de proche en proche, on a vu arriver de fâcheuses déformations à l’égard des intentions de Guénon que certains des ennemis de la spiritualité islamique n’ont pas manqué d’exploiter en laissant entendre par cette fonction revendiquée la volonté guénonienne d’un appel à l’Islam face au devenir du monde moderne. Offrir, par le moyen de la diffusion littéraire, « d’éveiller certaines possibilités de compréhension que rien ne pouvait donner à ceux qui en sont dépourvus », précisément  dans le contexte anti traditionnel et sans précédent du monde occidental, représente une ouverture exceptionnelle relevant d’une autorité autre que celle des différentes fonctions traditionnelles qui, dans leurs applications, ne sauraient infailliblement prévaloir en dehors de leurs formes propres ; et au fond, s’il fallait envisager une éventuelle fonction de Guénon, ce serait une fonction au-delà de toutes les fonctions, ce qui est proprement inintelligible dans l’exacte mesure où Guénon ne peut être associé à aucune activité soumise à une hiérarchie si ce n’est celle d’al-khidr et des afrad qui ne regarde personne. En dépit des réserves que nous venons de formuler sur ce terme appliqué de cette manière, il reste que l’usage de titres plus ou moins artificiels et pompeux, aura toujours l’inconvénient de figer, voire de restreindre et même de détourner, les possibilités désintéressées d’ouverture et d’accès à la pleine activité intellectuelle proposée « à tous ceux qui aujourd’hui sont encore capables de comprendre ».

 

Wa Allâhu â‘lam.



 

          * AI, ch. XLIV « De la hiérarchie initiatique ».

** De surcroit, Guénon ne se considérait pas comme un adepte et il en donna la preuve en disant que, contrairement à lui, un adepte n’écrit plus et il ajouta qu’il tenait à « tenir son rang si modeste soit-il ». 

 

 

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 Nous avons appris le décès de Daniel Giraud survenu

le vendredi 6 octobre 2023

à Saint Girons.

 







mardi 26 septembre 2023

APERÇUS SUR LA MÉTAPHYSIQUE II - extrait du « Cours de philosophie » de René Guénon (suite et fin) -

 




CHAPITRE PREMIER


APERÇUS SUR LA MÉTAPHYSIQUE II

 

 

7 - Métaphysique et théorie de la connaissance

 

En parlant des divisions de la philosophie, nous avons dit que la métaphysique est la connaissance des premiers principes, ou encore la connaissance de l’universel ; par là, elle se distingue essentiellement et profondément de la connaissance scientifique, qui est seulement la connaissance du général, et qui ne peut aller au-delà des plus hautes généralités, c’est-à-dire de ce qu’on appelle les catégories, ce qui délimite nettement son domaine, tandis que celui de la métaphysique, en raison de son universalité, est proprement illimité. La métaphysique, constituant un ordre de connaissance tout à fait à part, devrait donc être entièrement séparée de tous les éléments plus ou moins hétérogènes qui forment les autres branches de la philosophie, et qui peuvent tous rentrer dans la définition générale de la connaissance scientifique. Pour que cette séparation soit possible, il faut d’ailleurs éliminer de la métaphysique un assez grand nombre de considérations que la philosophie classique y fait rentrer d’ordinaire, et qui sont complètement étrangères à la métaphysique véritable.

On dit habituellement que la métaphysique comprend deux parties : la métaphysique du connaître et la métaphysique de l’être, la première étant en quelque sorte la préparation de la seconde, car c’est cette dernière qui constituerait la métaphysique proprement dite, suivant la définition qu’en donne Aristote lorsqu’il dit qu’elle est la connaissance de l’être en tant qu’être. Seulement, cette définition a le défaut de supposer, avant toute étude approfondie, que l’être est le premier et le plus universel de tous les principes ; il se peut fort bien, au contraire, que l’ontologie, ou connaissance de l’être, ne soit qu’une branche de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, pour que l’étude du connaître présente un caractère vraiment métaphysique, il faudrait commencer par montrer que, comme l’enseigne d’ailleurs Aristote, le connaître et l’être ne sont au fond qu’une seule et même chose, ou qu’ils sont, si l’on veut, les deux faces d’une même réalité ; et alors l’étude du connaître deviendrait parallèle, sinon même identique, à l’étude de l’être. Dans ces conditions, il n’y aurait plus là deux parties distinctes de la métaphysique, mais seulement la métaphysique elle-même envisagée sous deux aspects différents, et d’ailleurs complémentaires l’un de l’autre. Mais ce n’est pas de cette façon que ceux qui parlent de métaphysique du connaître, du moins parmi les philosophes modernes, l’entendent ordinairement ; ils ne désignent par là rien de plus qu’une simple théorie de la connaissance, c’est-à-dire l’examen de la valeur de la connaissance à laquelle l’homme peut atteindre ; et, dès lors qu’une telle théorie est essentiellement relative aux conditions de l’entendement humain, cela suffit à montrer qu’elle ne peut avoir une portée véritablement métaphysique, c’est-à-dire universelle. La théorie de la connaissance peut bien être regardée, en un certain sens, comme une préparation à la métaphysique, et même on peut dire qu’elle forme en quelque sorte une transition entre la logique et la métaphysique, dans la mesure où une telle transition peut exister ; mais, par là même qu’elle se rapporte à l’entendement humain, elle est plus près de la logique que de la métaphysique, et, en tout cas, elle est quelque chose d’extérieur à la métaphysique véritable, et que, comme tel, il est préférable d’étudier à part.

La question de la connaissance, au point de vue où nous l’envisageons ici, est relativement moderne ; elle ne s’est guère posée dans l’antiquité, ou du moins elle n’y a été posée que par les sceptiques, qui l’ont résolue d’une façon purement négative, en déniant toute valeur à la connaissance, et en refusant à l’homme le droit d’affirmer quoi que ce soit. Il semble même bien que ce soit uniquement de cette attitude négatrice des sceptiques qu’est né le besoin de constituer une théorie de la connaissance, destinée avant tout à fournir une réponse à leurs objections ; mais, s’il en a été ainsi à l’origine, cette théorie de la connaissance a pris par la suite une importance de plus en plus grande, au point que, chez certains philosophes, elle en est presque arrivée à absorber tout le reste. On pourrait se demander s’il n’y a pas une infériorité, pour la philosophie moderne, dans cette tendance à substituer en quelque sorte la théorie de la connaissance à la connaissance elle-même ; en tout cas, on peut voir là un exemple de ce qui se produit forcément lorsqu’on accorde trop de place à la réfutation de certaines objections : cette réfutation est peut-être une nécessité, mais une nécessité souvent fâcheuse, parce qu’elle risque de déplacer les questions de leur véritable terrain, de les compliquer inutilement et d’en faire perdre de vue la solution, parfois beaucoup plus simple et plus immédiate, et même de donner naissance à des problèmes qui n’auraient pas lieu de se poser vraiment. Il en a été ainsi pour la question dont nous parlons actuellement : au fond, la connaissance ne peut se justifier que par elle-même, et cette justification, qui devrait être pleinement suffisante, serait beaucoup plus logique que la prétention de fournir par avance des arguments justificatifs d’une connaissance qui ne sera constituée qu’ultérieurement ; il y a, dans la séparation qu’on établit ainsi, quelque chose d’artificiel, et c’est là un des plus graves reproches qu’on puisse adresser à toute théorie de la connaissance, quelle qu’elle soit, pour autant du moins qu’elle n’est pas purement et simplement réductible à la logique générale. Nous dirons même plus : la question pourrait être reculée indéfiniment, car il n’y a aucune raison pour ne pas demander, à ceux qui établissent une théorie pour justifier la connaissance, de prouver d’abord la légitimité d’une telle théorie, et alors on ne voit plus où il serait possible de s’arrêter.


8 - L’attention, la réflexion et la concentration

 

L’attention et la réflexion, dont on veut quelquefois, mais à tort, faire des facultés à part, ne sont en réalité que des formes intensifiées de la conscience. […] On dit qu’il y a attention lorsqu’un phénomène psychologique devient plus nettement conscient que tous les autres qui coexistent avec lui, et qui se trouvent alors réduits à un état de moindre conscience, ou même de subconscience si l’attention atteint un degré suffisant pour les exclure entièrement du champ de la conscience claire et distincte, qui est limité dans ce cas à ce sur quoi se porte cette attention. La réflexion n’est qu’une espèce ou un cas particulier de l’attention : c’est proprement l’attention portée sur les états purement intérieurs ou regardés comme tels ; il est d’ailleurs évident que, pas plus que l’attention en général, elle n’appartient spécialement et exclusivement à l’intelligence, car elle peut tout aussi bien s’appliquer à un sentiment ou à un acte volontaire. En un mot, ce dont il s’agit est essentiellement un renforcement de la conscience sur un point, amenant un affaiblissement corrélatif sur d’autres points, et un tel renforcement est possible pour la conscience sous tous ses modes ; il ne constitue pas une faculté spéciale, parce que la conscience elle-même n’en est pas une, étant, comme nous l’avons établi, inhérente à tout phénomène psychologique.

L’attention a le double effet d’isoler et d’amplifier les éléments sur lesquels elle se porte ; elle peut d’ailleurs être, soit spontanée, comme elle l’est surtout au début, soit volontaire, et, dans ce dernier cas, elle nous permet, parmi la multitude des éléments présents à la conscience, de choisir l’un et d’exclure les autres plus ou moins complètement et pour un temps plus ou moins long : dans ces conditions, l’élément choisi nous apparaîtra nettement et distinctement dans tous ses détails. Si l’on considère la conscience dans tout l’ensemble de l’activité mentale, on peut dire qu’elle se présente comme étant à la fois un pouvoir d’analyse et de synthèse, l’un ou l’autre de ces deux aspects pouvant d’ailleurs être prédominant selon les individus ; il y a, en effet, des esprits qui sont surtout analytiques, et d’autres qui sont surtout synthétiques, différence qui entre pour une bonne part dans la détermination de leurs aptitudes respectives, mais qui, cependant, ne va jamais jusqu’à l’exclusivité totale de la tendance prédominante. L’attention est un renforcement de ce double pouvoir d’analyse et de synthèse qui est constitutif de la conscience ; et l’on voit bien, par ce que nous venons de dire, comment elle permet de pousser l’analyse très loin, beaucoup plus loin que ne le ferait la simple conscience à l’état ordinaire, en raison de cette sorte de grossissement qui, dans l’objet de l’attention, fait ressortir tous les détails. Cette analyse, en elle-même, donne de l’objet une connaissance plus distincte ; en outre, elle peut fournir des éléments qui, une fois isolés par elle, serviront ultérieurement à la constitution de synthèses nouvelles ; et il doit être bien entendu que tout ce que nous disons ici de l’attention en général s’applique, par là même, à la réflexion qui n’en est qu’une forme.

   De plus, en dehors du mode ordinaire de l’attention, dont les effets immédiats sont d’ordre analytique, il y aurait lieu d’en envisager un autre mode plus élevé, atteignant directement à la synthèse sans passer par une analyse préalable, et auquel on pourrait réserver plus proprement le nom de “concentration” ; ce mode se réfère surtout à la connaissance métaphysique, qui est essentiellement synthétique, et où l’analyse serait d’ailleurs impuissante à conduire à la synthèse, ce qu’elle ne peut faire, et encore dans une certaine mesure, que dans l’ordre relatif qui est celui de la connaissance scientifique ; mais, dès lors qu’il s’agit de l’ordre métaphysique, tout ce qui s’y rapporte échappe entièrement au domaine de la psychologie, et nous dirons seulement qu’il s’agit ici de ce que nous avons désigné précédemment comme la “superconscience”.

 

9 - Intuition sensible et intuition intellectuelle

 

          Si l’on veut trouver une faculté qui nous permette de saisir directement, nous ne dirons pas la réalité, terme qui est beaucoup trop vague et équivoque, mais la vérité, ce n’est pas du côté de la subconscience qu’il faut chercher ; c’est bien plutôt du côté de ce que nous avons appelé en psychologie la superconscience, sans d’ailleurs y insister autrement. Il faudra donc envisager une faculté supra-rationnelle, et, si cette faculté peut être appelée aussi intuition, en ce sens qu’elle est un moyen de connaissance directe et immédiate, caractère qui s’oppose à celui de la raison considérée comme faculté discursive, il faudra toujours avoir le plus grand soin de ne pas la confondre avec cette autre intuition dont nous venons de parler. Cette connaissance immédiate, qui s’applique essentiellement aux principes universels, c’est-à-dire au domaine de la métaphysique, est la fonction propre de l’intellect pur, que nous avons déjà distingué ailleurs de la raison ; aussi l’ancienne philosophie l’appelait-elle intuition intellectuelle, pour l’opposer à l’intuition sensible, tout en marquant ce que ces deux facultés ont de commun et qui les oppose l’une et l’autre à la raison discursive. Comme nous l’avons fait remarquer en parlant des degrés de la connaissance, cette intuition intellectuelle est peut-être ce que Spinoza entendait par la connaissance intuitive, sur laquelle il a eu seulement le tort de ne pas s’expliquer assez nettement ; Descartes semble l’avoir ignorée, et Malebranche n’en a donné qu’une idée assez lointaine dans sa théorie de la “vision en Dieu”. Kant l’a niée expressément, peut-être parce qu’il ne s’est pas rendu compte de sa véritable nature, et aussi parce qu’il a toujours confondu le concevable et l’imaginable, ce qui devait forcément l’amener à rejeter comme impensable tout ce qui est du domaine proprement intellectuel ; cette confusion n’est certainement pas étrangère à sa négation de la métaphysique.

 

10 - Intellect et principes premiers

 

Les principes premiers, en tant qu’on les envisage métaphysiquement, appartiennent essentiellement à l’intellect ; c’est seulement dans leur application logique qu’on peut dire qu’ils relèvent de la raison, mais, même dans ce cas, la garantie de leur valeur absolue se fonde sur leur origine proprement intellectuelle. C’est en raison de son caractère d’intuition immédiate que la connaissance intellectuelle pure, en elle-même, n’est pas susceptible d’erreur ; voici ce qu’Aristote dit à ce sujet : « Parmi les avoirs de l’intelligence, en vertu desquels nous atteignons la vérité, il en est qui sont toujours vrais, et d’autres qui peuvent donner dans l’erreur. Le raisonnement est dans ce dernier cas ; mais l’intellect est toujours conforme à la vérité, et rien n’est plus vrai que l’intellect. Or, les principes étant plus notoires que la démonstration, et toute science étant accompagnée de raisonnement, la connaissance des principes n’est pas une science. D’ailleurs, l’intellect est seul plus vrai que la science ; donc les principes relèvent de l’intellect ». C’est pourquoi certains scolastiques ont défini l’intellect comme “habitus principiorum”, tandis que la science est pour eux “habitus conclusionum”. Aristote dit encore : « On ne démontre pas les principes, mais on en perçoit directement la vérité ». C’est donc seulement dans l’expression ou la traduction des vérités intellectuelles en mode rationnel que l’erreur peut s’introduire, car l’erreur provient du caractère discursif et indirect de la connaissance rationnelle.

 

11 - Connaissance de l’absolu et connaissance absolue

 

          [Un argument] a été développé plus particulièrement par Hamilton, d’après lequel toute connaissance de l’absolu serait contradictoire en soi, parce que l’absolu ne pourrait être connu que dans son rapport avec le sujet connaissant, c’est-à-dire comme relatif. S’il en était ainsi, il faudrait dire que nous ne concevons même pas l’absolu ; Hamilton va en effet jusque là, et pourtant il ne doute pas de l’existence de l’absolu, non plus que Spencer, qui, tout en l’appelant l’“Inconnaissable”, n’hésite pas à l’affirmer. Cependant, si l’on sait que quelque chose existe, c’est qu’on en a une idée, donc qu’on le connaît dans une certaine mesure ; et, dans cette même mesure, c’est bien l’absolu comme tel qui est ainsi connu. De plus, on peut reprocher à Spencer de déclarer à priori que quelque chose est inconnaissable ; il y a assurément de l’inconnu, mais rien n’autorise à dire que ce qui est actuellement inconnu ne pourra jamais devenir connu en aucune façon, et d’ailleurs ce qui est inconnu pour certains peut ne pas l’être pour d’autres. Mais, ces remarques étant faites, la vraie réponse à l’argument dont il s’agit sera la suivante : la connaissance de l’absolu, si elle est possible, devra évidemment être d’une tout autre nature que la connaissance des choses relatives ; on ne peut donc en raisonner comme on raisonne de cette dernière, et c’est pourtant ce que font ceux qui supposent que ces deux genres de connaissance sont soumis aux mêmes conditions. Ainsi, comment pourra-t-on dire que cette connaissance sera forcément relative au sujet, si un de ses caractères doit être précisément de n’être pas conditionnée par la distinction du sujet et de l’objet ? Nous nous bornerons ici à cette indication, car il ne s’agit pour le moment que de maintenir la possibilité de la métaphysique ; mais c’est surtout en métaphysique que la connaissance doit se prouver et se justifier par elle-même ; là comme en mathématiques, on comprend ou on ne comprend pas, mais, si l’on a compris, le doute n’est plus possible, et, par suite, il n’y a plus aucune place pour le scepticisme ni même pour le relativisme. Ajoutons que, si nous venons de parler de connaissance de l’absolu, et même d’existence de l’absolu, c’est pour employer le même langage que ceux qui soutiennent l’argument auquel nous avions à répondre ; mais, si l’on voulait prendre les termes dans toute leur rigueur, l’expression “existence de l’absolu” serait contradictoire, et, d’autre part, nous avons déjà dit ailleurs qu’il est beaucoup trop vague d’appeler la métaphysique la connaissance de l’absolu. Au fond, le terme d’absolu n’acquiert une signification suffisamment nette que si on le fait synonyme d’inconditionné ; mais on ne peut affirmer, préalablement à la constitution de toute théorie métaphysique, que la métaphysique doit être exclusivement la connaissance de l’inconditionné. Ce n’est pas la même chose de dire qu’elle est la connaissance absolue ou inconditionnée, ce qui s’oppose à la relativité de la connaissance scientifique, et ce qui suppose d’ailleurs qu’une telle connaissance absolue est possible, contrairement à ce que prétendent à la fois Kant et Hamilton ; la métaphysique doit être cela ou ne pas être, et, si on arrive à la constituer, on enlèvera par là même toute portée à l’argument dont il s’agit, argument qui, en tout cas, complique inutilement la question en parlant de connaissance de l’absolu.

  

12 - Métaphysique, sciences de raisonnement et sciences de faits

 

          La connaissance purement intellectuelle ne peut être qu’à priori, puisque son domaine propre est ce qui échappe à toute expérience, et, si cette connaissance n’est pas explicite dès l’origine, l’esprit peut cependant la développer par lui-même, car cette possibilité résulte de sa propre nature ; mais, pour préciser les conditions de ce développement, il faudrait traiter la question métaphysique des rapports de l’individuel et de l’universel. Pour les autres genres de connaissance, la part qui revient en propre à l’esprit est déterminée par la mesure dans laquelle ils participent de la connaissance intellectuelle ; cette part constitue les éléments à priori qui entrent dans toute connaissance, mais, puisque les genres de connaissance dont il s’agit maintenant ont pour domaine celui de l’expérience, c’est sous l’action de celle-ci qu’ils se développent, ainsi que l’admettait Leibnitz. Ceci étant dit, nous n’avons plus à envisager que la question de la valeur de la connaissance, et, là encore, il faudra établir une distinction suivant qu’il s’agira de la connaissance métaphysique ou de la connaissance scientifique.

          Pour la connaissance métaphysique, la solution se présente comme une conséquence immédiate de la thèse intellectualiste : cette connaissance, avons-nous dit, doit être absolue en raison de son objet ; mais en outre, comme elle ne relève que de l’intellect pur, sa certitude doit être également absolue. Il semble résulter de là que les vérités métaphysiques sont incontestables et indiscutables, et tel doit être en effet leur caractère ; s’il y a cependant des discussions dans ce domaine, cela ne peut tenir qu’à des causes purement accidentelles et non inhérentes à ces vérités elles-mêmes. Ces causes peuvent se ramener aux deux suivantes : d’une part, ces vérités peuvent n’être pas comprises ou ne l’être qu’imparfaitement ; d’autre part, lorsqu’il s’agit, non plus de la connaissance même des vérités métaphysiques, mais de leur exposition, cette exposition implique nécessairement une expression de ces vérités intellectuelles en mode rationnel, expression toujours inadéquate et dans laquelle l’erreur peut s’introduire. La distinction entre la connaissance métaphysique en elle-même et son exposition est donc tout à fait essentielle, et c’est la première seulement qui est absolue et absolument certaine ; elle doit être ainsi ou ne pas être, et d’ailleurs il n’y a pas lieu de prouver son existence effective par des raisonnements quelconques, car, ainsi que nous l’avons déjà dit, elle ne peut véritablement se prouver que par elle-même.

          Pour ce qui est de la connaissance scientifique, cette connaissance est essentiellement relative quant à son objet, et, son domaine étant limité, sa portée doit l’être également ; mais il faut encore se demander si, à l’intérieur de ce domaine, elle peut atteindre une certitude absolue ou seulement une certitude relative, ou, pour parler plus rigoureusement, si elle est susceptible de certitude ou de probabilité, puisque la certitude véritable n’admet pas de degrés. Ici, il faut séparer le cas des sciences de raisonnement pur, comprenant la logique et les mathématiques, de celui des sciences de faits. Dans les premières, la pensée étant à elle-même son propre objet, la condition nécessaire et suffisante de la vérité est l’accord de la pensée avec elle-même, et cette condition est remplie dès lors qu’il y a absence de contradiction ; ces sciences sont donc capables de certitude. Dans les sciences de faits, au contraire, il faut envisager l’accord de la pensée avec un objet qui lui est extérieur, et qui ne lui est connu que comme extérieur, c’est-à-dire indirectement ; et ceci s’applique même à la psychologie, car il faut que la pensée se considère en quelque sorte du dehors, par une sorte de dédoublement, pour s’étudier sous le point de vue psychologique. De ce caractère indirect de la connaissance dans les sciences de faits, et de ce que nous avons dit en logique à propos de l’induction, il résulte que ces sciences ne peuvent prétendre légitimement qu’à la probabilité, cette probabilité étant d’ailleurs, dans certains cas, extrêmement voisine de la certitude. On pourrait objecter que les sciences de raisonnement ont également un caractère indirect, puisque ce caractère est inhérent à toute connaissance rationnelle ; mais elles n’ont ce caractère que quant au mode de connaissance, tandis que les sciences de faits l’ont en outre au rapport du sujet et de l’objet ; on peut donc dire que ces dernières sont une connaissance doublement indirecte, et de là vient qu’elles sont relatives, non seulement pour leur portée, mais aussi pour la valeur de leurs résultats.

          Ainsi, en métaphysique, connaissance absolue et certaine ; dans les sciences de raisonnement, connaissance relative, mais encore certaine ; dans les sciences de faits, connaissance relative et seulement probable : telles sont, en résumé, les conclusions générales auxquelles nous conduit toute la théorie de la connaissance.

   

13 - Morale et métaphysique. Le bien et le vrai

 

          Le second groupe de théories morales, que nous avons opposé au groupe formé par les morales empiriques, comprend toutes les doctrines qui se fondent sur des considérations d’ordre rationnel. On donne parfois à ces morales, ou du moins à certaines d’entre elles, la désignation de morales métaphysiques ; mais il y a dans cette qualification un véritable non-sens, car il n’y a rien de plus radicalement hétérogène, en réalité, que la métaphysique et la morale ; aussi ceux qui ont voulu rattacher la morale à la métaphysique n’ont-ils fait, à proprement parler, que de la pseudo-métaphysique. La désignation de morales rationnelles est celle qui convient le mieux, et elle montre d’ailleurs que ce dont il s’agit n’a rien de métaphysique, puisque la métaphysique vraie est essentiellement d’ordre supra-rationnel, comme nous l’avons indiqué en parlant de la distinction des différents degrés de connaissance. Ajoutons que, si on ne peut pas parler de morales métaphysiques, on peut, par contre, parler de morales théologiques ; mais ces morales théologiques sont, naturellement, des morales religieuses, dont nous n’avons pas à nous occuper ici. […]

Le bien, pour Aristote, se définit comme l’accomplissement par chaque être de son acte propre ; en ce qui concerne l’homme, il accomplit le bien, ainsi entendu, quand il agit en homme, c’est-à-dire conformément à la raison. Cependant, on aurait tort de voir là une contradiction avec ce qui précède, car la notion du bien, étendue de cette façon à tous les êtres, n’est plus proprement celle du bien moral ; on peut y voir la première indication d’une autre notion toute différente, celle du bien transcendantal, qui a joué par la suite un rôle important dans la philosophie scolastique, et qui, contrairement à celle du bien moral, a une portée métaphysique réelle. Nous n’avons pas à nous occuper ici de cette notion de bien transcendantal ; nous ferons seulement remarquer que l’emploi du même nom de bien dans deux sens tout différents peut provoquer parfois de fâcheuses confusions, et nous en avons un exemple ici, car il est assez difficile de distinguer, au premier abord, les cas où Aristote parle du bien entendu au point de vue simplement moral de ceux où il en parle en le prenant dans son autre acception. Cette confusion, ainsi que le double emploi d’un même terme qui y donne lieu, vient sans doute de ce qu’on n’a pas eu soin, et cela dès l’origine, de distinguer assez nettement des points de vue qui, en réalité, devraient toujours demeurer profondément séparés ; et ce défaut de précision, que nous trouvons déjà dans l’antiquité grecque, a été en s’aggravant dans la philosophie moderne ; de là est née, pour une grande part, cette pseudo-métaphysique dont nous signalions l’existence au début de ce chapitre.

 

٭

         

Les applications de la notion du bien sont éminemment variables et contingentes ; ceci est encore une preuve du caractère relatif de cette notion, et, par suite, de la morale tout entière, qui repose précisément sur ses applications. La notion du bien peut être rapprochée, à cet égard, de celle du beau, avec laquelle elle présente certainement des caractères communs, même lorsqu’elle ne lui est pas étroitement liée comme elle l’était chez les Grecs. Si nous considérons au contraire la notion du vrai, nous n’y trouvons aucune trace d’une semblable relativité : une chose est vraie ou elle ne l’est pas, et ce qui est vrai l’est également pour tous les hommes, à la seule condition qu’ils le comprennent, car la vérité doit être regardée comme inhérente aux choses ou aux idées en elles-mêmes, et elle est évidemment indépendante de toute appréciation individuelle. On voit suffisamment par là combien il est artificiel, et même faux, de vouloir rapprocher, comme certains l’ont fait, les trois idées du bien, du beau et du vrai ; le rapprochement peut être justifié pour les deux premières, au moins sous certains rapports, mais, pour la troisième, il ne saurait l’être à aucun degré, car il est également illégitime, pour ne pas dire absurde, de considérer le vrai comme une notion relative, ou de considérer le bien et le beau comme des notions absolues.

 

14 - Conceptions théologique et métaphysique de la liberté

 

          Il semble que nous puissions enfin nous placer au point de vue métaphysique, le seul où la question de la liberté puisse recevoir une solution ; cependant, nous rencontrons encore des arguments plus théologiques que métaphysiques contre la liberté, qu’on a niée parfois au nom de la toute-science, de la toute-puissance et de la bonté de Dieu. Ainsi, on dit que nous ne pouvons pas faire autre chose que ce que Dieu sait que nous ferons ; il est absurde de poser la question de cette façon, et même de parler de prescience divine, comme on le fait d’ordinaire, car ce n’est pas en tant que futur que Dieu connaît ce qui est le futur pour nous ; il n’y a pas de futur pour lui, non plus que de passé, puisqu’il n’est pas soumis au temps, et ceux qui font l’objection que nous venons d’indiquer prouvent simplement par là qu’ils n’ont aucune notion de l’éternité. Pour ce qui est de la toute-puissance, c’est une étrange façon de la concevoir que de croire que c’est Dieu qui fait tout ce que nous faisons ; d’ailleurs, il suffit évidemment que l’existence d’êtres libres soit une possibilité pour qu’elle doive être comprise dans la toute-puissance divine. Quant à une prétendue opposition entre notre liberté et la bonté de Dieu, elle ne relève que de l’ordre moral et sentimental, et elle n’a métaphysiquement aucun sens. Toutes ces difficultés ne sont en somme que le résultat d’une déplorable confusion entre le point de vue métaphysique et le point de vue théologique, confusion dont il y a d’ailleurs bien d’autres exemples ; et, plus généralement, toutes les difficultés relatives à la liberté ne viennent, comme pour beaucoup d’autres questions, que de ce que ces questions sont mal posées.

          Métaphysiquement, la question est des plus simples : il faut partir de l’idée de l’être, auquel appartiennent les attributs d’unité et de simplicité ; comme le disaient les scolastiques, « esse et unum convertuntur » ; là où il y a unité et simplicité, il y a nécessairement absence de toute contrainte, car une contrainte ne peut provenir que de la présence d’une multiplicité dont les éléments agissent les uns sur les autres ; or l’absence de contrainte est précisément ce par quoi se définit la liberté. Si maintenant nous considérons les êtres, ils sont des participations de l’être, c’est-à-dire que chacun d’eux possède, dans une certaine mesure et d’une façon relative, les attributs qui appartiennent absolument à l’être ; ainsi, tous les êtres doivent participer de la liberté qui appartient à l’être, et cela dans la mesure où ils participent de son unité et de sa simplicité, puisque la liberté en est une conséquence. C’est là la seule preuve valable de la liberté, mais cette preuve est pleinement suffisante, et on voit de plus qu’elle s’applique à tous les êtres, de telle sorte que la liberté humaine s’y trouve comprise à titre de simple cas particulier. D’autre part, il importe de remarquer que la liberté des êtres est susceptible d’une indéfinité de degrés, et cela parce que, pour un être quelconque, il ne peut être question que de liberté relative, aussi bien que d’unité relative, la multiplicité des êtres exigeant que chacun d’eux soit limité par les autres ; l’unité et la liberté absolues ne peuvent appartenir qu’à l’être universel, principe de tous les êtres particuliers. Ces remarques permettent de résoudre sans peine toutes les difficultés que l’on pourrait opposer à la conception de la liberté ainsi entendue ; mais il ne nous est pas possible d’insister davantage ici sur cette question, qui est, nous le répétons, d’ordre purement métaphysique.

 

 

 

 

 


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